« Lingua corsa », un marqueur culturel ?

Da a lingua materna à a lingua studiata

Depuis le riacquistu et les années 70, la langue corse occupe une place importante des combats et des débats insulaires. La génération silencieuse (celle d’avant les boomers) était très majoritairement corsophone, et nombreux étaient ceux qui roulaient encore les r, ou même parlaient mal français. Mais la situation s’est rapidement inversée : à la fin du XXe siècle, si le corse est encore très largement parlé, ce n’est plus la langue maternelle de la plupart des insulaires, et il est difficile – voire impossible – de trouver un natif de l’île qui ne sache parler français.

Aujourd’hui, une grande majorité de Corses souhaitent préserver les particularités et l’identité insulaire. Malgré cela, la langue est en net recul dans l’espace social. Enseignée dans la plupart des écoles primaires (école bilingues), au collège et au lycée, elle est une matière optionnelle. Mais au-delà de la question de son enseignement, c’est l’emploi de la langue au quotidien qui pose question.

Le corse souffre d’une loi infaillible : sans nécessité de le parler, l’économie de l’effort conduit à privilégier la langue la plus « utile », le français.

Baisse de la pratique de la langue

Pour le dire simplement, l’emploi de la langue corse est l’apanage de groupes, au sein desquels elle constitue un marqueur identitaire. On va ainsi l’entendre parler dans les milieux pastoraux, culturels, et parfois dans le cadre familial. Mais le corse souffre d’une loi infaillible : sans nécessité de le parler, l’économie de l’effort conduit à privilégier la langue la plus « utile », le français. Même s’ils apprennent la langue en classe, les jeunes corses disposent de peu d’espace linguistique. D’autant plus que l’environnement culturel dans lequel ils baignent ne privilégie pas l’emploi d’une langue locale, minoritaire.

La baisse de la pratique linguistique s’explique, entre autres facteurs, par le passage de la langue italienne à la langue française dans la société corse, ainsi que par l’émergence d’une culture mondialisée qui tend à aplanir les identités. Ces deux facteurs correspondent à deux phases : la première, qui a duré tout au long du XIXe siècle jusqu’au milieu du XXe ; la deuxième est en cours depuis lors jusqu’à nos jours.

La langue corse, avant la conquête française, cohabite avec le toscan. Ce dernier est la langue véhiculaire, celle que l’on privilégie pour les communications officielles, les correspondances, les actes administratifs, ainsi que, dans une certaine mesure, pour la littérature. Le corse quant à lui, est la langue vernaculaire, celle que parle le peuple lors des échanges quotidiens (en quelque sorte la lingua casana, celle de la communauté restreinte). La proximité entre les deux idiomes est telle que la coexistence pacifique est possible. Le français, qui s’impose – particulièrement à partir du début du XXe siècle – va changer la donne. On va sortir progressivement du schéma vernaculaire/véhiculaire d’autrefois, pour voir émerger une langue unique, privilégiée pour tous les échanges. La politique linguistique républicaine, ainsi qu’une plus grande différence entre le français et le corse, vont rendre possible l’hégémonie de la langue française. À cela s’ajoute, à une certaine époque, une forme de désaffection – souvent orchestrée politiquement – pour la langue corse, tournée en dérision.

La société du divertissement (entertainment) triomphe, les peuples et les langues n’ont plus qu’à suivre ou mourir.

À tout cela s’ajoute l’apparition d’une culture mondialisée, concomitante au développement des moyens numériques – en premier lieu d’internet – et non sans lien avec la domination culturelle américaine. Dans de telles circonstances, le corse est plus que marginalisé : c’est l’anglais qu’il faut parler, et, à défaut, le français, puisque les grandes productions culturelles mondiales seront disponibles dans cette langue. La lingua corsa ne lutte plus seulement contre le français qui la concurrence, elle lutte contre la perte d’identité culturelle française et même européenne. La société du divertissement (entertainment) triomphe, les peuples et les langues n’ont plus qu’à suivre ou mourir. Même si l’on peut nuancer le constat, il n’est plus à prouver que le soft power n’est pas, en définitive, si soft que ça.

De la perte de la langue à la perte de l’accent

Face à tant d’adversité, les réactions ne manquent pas. De généreuses initiatives fleurissent, et une partie de la jeunesse ne manque pas de clamer haut et fort son désir de voir vivre la langue.

Et pourtant, le train est en marche. Si l’on jette un regard sur la jeunesse, il sera facile de s’apercevoir que, dans bon nombre de collèges et lycées insulaires, l’accent corse lui-même a disparu. Les enfants issus de familles corses, au contact de la culture geek et des enfants de non-Corses, adoptent à leur tour le pseudo-accent parisien que les médias français nous donnent chaque jour à connaître. Ce n’est plus la langue qui est ignorée, c’est l’accent même – lié à la pratique de cette langue – qui est en train de disparaître. S’agit-il d’un détail ?

Le penser serait commettre une grossière erreur. L’adoption par la jeunesse d’une même non-culture mondiale est le marqueur d’une uniformisation mortifère. C’est encore le signe d’une difficulté croissante, dans une société post-moderne où les individus sont interchangeables, à transmettre un héritage culturel. Les mouvements décoloniaux étaient pourtant les défenseurs d’une valorisation des cultures face aux prétentions occidentales à l’universalité. In cauda venenum ! En prétextant renforcer les cultures « minoritaires », on a préféré « minorer » les grandes cultures des peuples d’Europe. Tant et si bien que, après quelques décennies, la civilisation victorieuse est celle de l’individu consommateur, quels que soient son milieu d’origine ou ses attaches culturelles.

Par conséquent, le recul de la langue corse est le symptôme d’un mal plus profond, qu’il serait dommageable de négliger. Et, sans doute, nous faudrait-il dans un premier temps effectuer un examen de conscience, et reconnaître que nous suivons, de plus ou moins près, le même chemin que toute la population française. Ce chemin, c’est celui d’une uniformisation culturelle, car la Corse, depuis belle lurette, ne fabrique plus des Corses.

Frédéric MANAUT

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